Psychologie de la perception: Dr.SAMIR ZOGHBI


 Introduction La psychologie de la perception s’est posée, historiquement, deux questions centrales : quelle est la spécificité de la perception par rapport à d’autres activités conscientes ? quel est le rapport entre perception et « réalité » ? PlanPsychologie de la perception
Dr.SAMIR ZOGHBI  
 
Introduction
La psychologie de la perception s’est posée, historiquement, deux 






questions centrales : quelle est la spécificité de la
perception par rapport à d’autres activités conscientes ? quel est le rapport entre perception et « réalité » ?
Plan


Introduction
- Définition
- Question
I. La perception, entre sensation et expérienceA. Moins qu'une expérience
B. Plus qu'une sensation
C. Un jugement immédiat
II. La perception, activité vitale
A. L'idée générale
B. Les analyses de Bergson
III. La perception, relation existentielle
A. Percevoir, c'est entrer en contact
B. Phénoménologie de la perception
Conclusion
Percevoir et savoir Cf Merleau-Ponty

Introduction
La perception, définition
La perception est "l'acte par lequel un individu, organisant immédiatement ses sensations, les interprétant et les complétant par des images et des souvenirs, s'oppose un objet qu'il juge spontanément distinct de lui, réel et actuellement connu de lui." (Lalande)
La question de la perception
"Qu'est-ce qui nous est donné au juste dans la perception?" S'agit-il de données cognitives, vitales ou existentielles?
I. La perception : entre sensation et expérience
A) La perception, moins qu’une expérience
Si elle identifie son objet, elle le fait sans y associer les circonstances où il a pu être antérieurement rencontré.
B) La perception plus qu’une sensation.
Percevoir, du latin percipere, cíest " prendre ensemble ", " récolter ", càd organiser des sensations en un tout signifiant.
C) La perception, jugement immédiat.
Percevoir qqch, c’est l’ídentifier en le tenant spontanément pour existant ici-maintenant.
Cf. définition de Lalande
Problème qui se pose :

Pas de perception sans "jugement".
Reste à savoir
a) si un tel jugement résulte d'une faculté intellectuelle appliquée à un " donné sensible " ,
b) ou si, au contraire, il est à ce point enveloppé dans la sensation qu'on pourrait dire que " les sens jugent " d'eux-mêmes ce qui se donne à percevoir.
Première possibilité
= thèse intellectualiste , soutenue, avant Alain, par Platon, Descartes et Malebranche (qui se demandent si la perception peut nous fournir une connaissance des objets qui soit vraiment fiable)
Platon établit que puisqu’un sens ne peut éprouver ce qui éprouvent les autres sens, l’unité de líobjet ne peut être que líoeuvre díune faculté distincte de l’expérience sensible.
Cf. Platon, Théétète
En analysant la perception d’un morceau de cire, Descartes montre que le jugement, acte d’inspection de l’esprit, est seul capable de comprendre quí à travers les vicissitudes des changements d’apparence "la même cire demeure" et que l’expérience sensible ne peut rendre compte de la perception.
Cf. Descartes, Méditations
Malebranche montre que l'âme estime la grandeur et la distance des objets par des jugements naturels conformes à la loi de l'optique selon laquelle l’image diminue avec l'éloignement; notre perception des figures et des mouvements combine de tels jugements.
Cf. Malebranche, Recherche de la vérité
Seconde possibilité = théorie développée par les "psychologues de la forme"
La forme des objets sentis est sentie ou perçue d'emblée: "la perception n'est pas un ensemble de sensations, mais toute perception est d'emblée perception d'un ensemble".
Pour la théorie intellectualiste les sensations sont la matière de la perception et c'est le jugement et la mémoire qui leur donnent une forme.
Mais pour la Gestalt théorie, il n'y a plus de distinction entre sensation et perception; la forme est inséparable de la matière et nous est donnée intuitivement avec la matière et en elle.
Les objets se découpent d'eux-mêmes - sans intervention de l'intelligence - et simplement par leur structure propre sur un fond indifférencié.
J'ouvre les yeux non sur une poussière de lignes et de couleurs en désordre, mais sur un monde d'objets qui, indépendamment de mes habitudes, de mon savoir, de mes jugements, se trouvent d'emblée organisés et groupés selon la loi de la "bonne forme", la plus simple et la plus cohérente.
II. La perception : activité vitale
A) L’idée générale:
Avant d'être un mode de connaissance des choses, la perception est l'activité vitale de tout organisme en contact avec son milieu.
B) Le point de vue de Bergson:
Les origines de notre perception des choses sont tout utilitaires.
A ce niveau élémentaire, de même que " C'est l'herbe en général qui attire l'herbivore" ( Bergson, La pensée et le mouvant ), l'homme ne saisit des choses que ce qui l'intéresse pratiquement.
Les ressemblances entre les choses sont d'abord senties, vécues, automatiquement jouées avant d'être aperçues et pensées. (les réactions identiques ou analogues que provoque en nous leur perception immédiate sont le germe des idées générales. )
La perception est donc déterminée d'abord par les nécessités de l'action et ce sont nos besoins qui découpent dans la continuité des qualités sensibles des corps et des êtres distincts. Cf. Bersgson, le Rire
N.B. C'est cette orientation utilitaire qui limite la perception et l'empêche d'être une connaissance totale. D'où l'extrême pauvreté des idées générales ou concepts qui ne sont que des extraits de perceptions visant avant tout l'utilité vitale. Il n'est guère contestable que les vues bergsoniennes rendent bien compte chez l'homme des perceptions les plus élémentaires comme sans doute de celles des animaux supérieurs. Comme disait Leibniz, "nous ne sommes qu'empiriques dans les

trois quarts de nos actions ". Reste le dernier quart pour lequel, selon Bergson, on doit recourir à l'intuition.
III. La perception, relation existentielle de Lhomme au monde:
A. Percevoir, c'est entrer en contact corporel avec le monde
La perception n'est pas à penser sur le modèle de la vision, comme un jugement extérieur qui poserait l'existence de son objet, mais à partir d'un contact avec le monde, du sentiment de la présence des choses.
La perception est une foi en ce qu'elle donne à percevoir, évidence sensible, naturelle et spontanée vécue au contact des choses.
B. Phénoménologie de la perception
Dans la perception, le sujet percevant n'est pas un spectateur passif de formes objectives : les objets qui sont investis par mes préoccupations subjectives sont valorisés dans le champ perceptif. Cf. Merleau-Ponty, phénoménologie de la perception
Köhler lui-même, théoricien de la psychologie de la forme, en fait l'aveu : le ciel bleu dans une rue étroite dessine au-dessus des maisons un rectangle qui constitue une très belle forme; or ce n'est pas le ciel qui est vu comme figure, ni les lignes des toits comme simples bords du ciel. Ce sont au contraire les maisons qui sont perçues comme "figure" et le rectangle du ciel malgré sa forme géométrique joue seulement le rôle de fond.
Pas question de revenir à l'intellectualisme, qui a exagéré la part des raisonnements, des opérations intellectuelles dans la perception. Mais ne pas oublier le rôle du sujet dans la perception, du sujet affectif et vivant.
La perception ne peut se comprendre qu'à partir de l'être vivant, de ses besoins, de ses valeurs. Je vois le monde comme je suis, disait Eluard, je ne le vois pas comme il est. Le monde perçu est tout plein de nous-mêmes. Il sourit de nos joies et grimace de nos angoisses, ressemble à nos préjugés. Il n'est pas le monde objectif de la science.
Conclusion
Percevoir et savoir :" Tout l'univers de la science est construit sur le monde vécu et si nous voulons penser la science elle-même avec rigueur, en apprécier exactement le sens et la portée, il nous faut réveiller d'abord cette expérience du monde dont elle est l'expression seconde. La science n'a pas et n'aura jamais le même sens que le monde perçu pour la simple raison qu'elle n'en est qu'une détermination ou une explication... Revenir aux choses mêmes, c'est revenir à ce monde avant la connaissance." Maurice Merleau-Ponty
La pensée objective ignore le sujet de la perception. C'est qu'elle se donne le monde tout fait, comme milieu de tout événement possible, et traite la perception comme l'un de ces événements.
L'erreur de l'empirisme
Par exemple, le philosophe empiriste considère un sujet X en train de percevoir et cherche à décrire ce qui se passe: il y a des sensations qui sont des états ou des manières d'être du sujet et, à ce titre, de véritables choses mentales. Le sujet percevant est le lieu de ces choses et le philosophe décrit les sensations et leur substrat comme on décrit la faune d'un pays lointain - sans s'apercevoir qu'il perçoit lui-même, qu'il est sujet percevant et que la perception telle qu'il la voit dément tout ce qu'il dit de la perception en général.
Car, vue de l'intérieur, la perception ne doit rien à ce que nous savons par ailleurs sur le monde, sur les stimuli tels que les décrit la physique et sur les organes des sens tels que les décrit la biologie. Elle ne se donne pas d'abord comme un événement dans le monde auquel on puisse appliquer, par exemple, la catégorie de causalité, mais comme une recréation ou re-constitution du monde à chaque moment. Si nous croyons à un passé du monde, au monde physique, aux "stimuli", à l'organisme tel que nous le représentent nos livres, c'est d'abord parce que nous avons un champ perceptif présent et actuel, une surface de contact avec le monde ou en enracinement perpétuel en lui, c'est parce qu'il vient sans cesse assaillir et investir la subjectivité comme des vagues entourent une épave sur la plage.(...)

Textes choisies
L'insuffisance de l'intellectualisme
L'intellectualisme représente bien un progrès dans la prise de conscience: ce lieu hors du monde que le philosophe empiriste sous-entendait et où il se plaçait tacitement pour décrire l'événement de la perception, il reçoit maintenant un nom, il figure dans la description. C'est l'Ego transcendantal. Par là, toutes les thèses de l'empirisme se trouvent renversées, l'état de la conscience devient la conscience d'un état, la passivité position d'une passivité, le monde devient le corrélatif d'une pensée du monde et n'existe plus que par un constituant.
Et pourtant il reste vrai de dire que l'intellectualisme, lui aussi, se donne le monde tout fait. Car la constitution du monde telle qu'il la conçoit est une simple clause de style: à chaque terme de la description empiriste, on ajoute l'indice "conscience de...". On subordonne tout le système de l'expérience - monde, corps propre, et moi empirique - à un penseur universel chargé de porter les relations des trois termes. Mais, comme il n'y est pas engagé, elles restent ce qu'elles étaient dans l'empirisme: des relations de causalité étalées sur le plan des événements cosmiques.
Or, si le corps propre et le moi empirique ne sont que des éléments dans le système de l'expérience, objets parmi d'autres objets, (...) comment se fait-il que nous percevions? Nous ne le comprenons que si le moi empirique et le corps ne sont pas d'emblée des objets, ne le deviennent jamais tout à fait, s'il y a un certain sens à dire que je vois le morceau de cire de mes yeux, et si corrélativement cette possibilité d'absence, cette dimension de fuite et de liberté que la réflexion ouvre au fond de nous et qu'on appelle le Je transcendantal ne sont pas données d'abord et ne sont jamais absolument acquises, si je ne peux jamais dire "Je" absolument et si tout acte de réflexion, toute prise de position volontaire s'établit sur le fond d'une vie de conscience prépersonnelle.
MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception (1945), pp.240-241

On soutient communément que c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique, Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus, il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches, Et je vois cette même chose que je touche, Platon, dans son Théétète, demandait par quel sens je connais l'union des perceptions des différents sens en un objet.
Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces, On ne fera pas difficulté d'admettre que c'est là une opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l'idée qu'elles sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'oeil, me font connaître un cube? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d'entendement.
Alain, Les Passions et la Sagesse, Pléiade, p. 1076
MEDITATION SECONDE
De la nature de l'esprit humain,
et qu'il est plus aisé à connaître que le corps.
Descartes
La méditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de doutes, qu'il n'est plus désormais en ma puissance de les oublier. Et cependant je ne vois pas de quelle façon je les pourrai résoudre; et comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. Je m'efforcerai néanmoins, et suivrai derechef la même voie où j'étais entré hier, en m'éloignant de tout ce en quoi je pourrai imaginer le moindre doute, tout de même que si je connaissais que cela fût absolument faux, et je continuerai toujours dans ce chemin jusqu'à ce que j'ai rencontré quelque chose de certain, ou du moins, si je ne puis autre chose, jusqu'à ce que j'ai appris certainement qu'il n'y a rien au monde de certain. Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu'un point qui fût ferme et immobile: ainsi j'aurai droit de concevoir de hautes espérances si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable.
Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente; je pense n'avoir aucun sens; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain.
Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute? N'y a-t-il point 

quelque Dieu ou quelque autre puissance qui me met en esprit ces pensées?
Cela n'est pas nécessaire, car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je point quelque chose? Mais j'ai déjà nié que j'eusse aucun sens ni aucun corps; j'hésite néanmoins, car que s'ensuit-il de là? Suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux? Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point? Tant s'en faut; j'étais sans doute, si je me suis persuadé ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit.
Mais je ne connais pas encore assez clairement quel je suis, moi qui suis certain que je suis; de sorte que désormais il faut que je prenne soigneusement garde de ne prendre pas imprudemment quelque autre chose pour moi, et ainsi de ne me point méprendre dans cette connaissance que je soutiens être plus certaine et plus évidente que toutes celles que j'ai eues auparavant. C'est pourquoi je considérerai maintenant tout de nouveau ce que je croyais être avant que j'entrasse dans ces dernières pensées; et de mes anciennes opinions je retrancherai tout ce qui peut être tant soit peu combattu par les raisons que j'ai tantôt alléguées, en sorte qu'il ne demeure précisément que cela seul qui est entièrement certain et indubitable. Qu'est-ce donc que j'ai cru être ci-devant? Sans difficulté, j'ai pensé que j'étais un homme. Mais qu'est-ce qu'un homme? Dirai-je que c'est un animal raisonnable? Non, certes car il me faudrait par après rechercher ce que c'est qu'animal, et ce que c'est que raisonnable; et ainsi d'une seule question je tomberais insensiblement en une infinité d'autres plus difficiles et plus embarrassées; et je ne voudrais pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste, en l'employant à démêler de semblables difficultés. Mais je m'arrêterai plutôt à considérer ici les pensées qui naissent ci-devant d'elles-mêmes en mon esprit, et qui ne m'étaient inspirées que de ma seule nature, lorsque je m'appliquais à la considération de mon être. Je me considérais premièrement comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d'os et de chair, telle qu'elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps. Je considérais, outre cela, que je me nourrissais, que je marchais, que je sentais et que je pensais, et je rapportais toutes ces actions à l'âme, mais je ne m'arrêtais point à penser ce que c'était que cette âme, ou bien, si je m'y arrêtais, je m'imaginais qu'elle était quelque chose d'extrêmement rare et subtil, comme un vent, une flamme ou un air très délié, qui était insinué et répandu dans mes plus grossières parties. Pour ce qui était du corps, je ne doutais nullement de sa nature, mais je pensais la connaître fort distinctement; et si je l'eusse voulu expliquer suivant les notions que j'en avais alors, je l'eusse décrite en cette sorte: Par le corps, j'entends tout ce qui peut être terminé par quelque figure, qui peut être compris en quelque lieu, et remplir un espace en telle sorte que tout autre corps en soit exclu; qui peut être senti, ou par l'attouchement, ou par la vue, ou par l'ouïe, ou par le goût, ou par l'odorat; qui peut être mû en plusieurs façons, non pas à la vérité par lui-même, mais par quelque chose d'étranger duquel il soit touché, et dont il reçoive l'impression; car d'avoir la puissance de se mouvoir de soi-même, comme aussi de sentir ou de penser, je ne croyais nullement que cela appartînt à la nature du corps; au contraire, je m'étonnais plutôt de voir que de semblables facultés se rencontraient en quelques-uns.
Mais moi, qui suis-je, maintenant que je suppose qu'il y a un certain génie qui est extrêmement puissant, et, si j'ose le dire, malicieux et rusé, qui emploie toutes ses forces et toute son industrie à me tromper? Puis-je assurer que j'ai la moindre chose de toutes celles que j'ai dit naguère appartenir à la nature du corps? Je m'arrête à penser avec attention, je passe et repasse toutes ces choses en mon esprit, et je n'en rencontre aucune que je puisse dire être en moi; il n'est pas besoin que je m'arrête à les dénombrer. Passons donc aux attributs de l'âme, et voyons s'il y en a
quelqu'un qui soit en moi. Les premiers sont de me nourrir et de marcher; mais s'il est vrai que je n'ai point de corps, il est vrai aussi que je ne puis marcher ni me nourrir. Un autre est de sentir; mais on ne peut aussi sentir sans le corps, outre que j'ai pensé sentir autrefois plusieurs choses pendant le sommeil, que j'ai reconnu à mon réveil n'avoir point en effet senties. Un autre est de penser, et je trouve ici que la pensée est un attribut qui m'appartient; elle seule ne peut être détachée de moi. Je suis, j'existe, cela est certain; mais combien de temps? autant de temps que je pense; car peut-être même qu'il se pourrait faire, si je cessais totalement de penser, que je cesserais en même temps tout à fait d'être. Je n'admets maintenant rien qui ne soit nécessairement vrai; je ne suis donc, précisément parlant, qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m'était auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie et vraiment existante; mais quelle chose? Je l'ai dit: une chose qui pense. Et quoi davantage? J'exciterai mon imagination pour voir si je ne suis point encore quelque chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres que l'on appelle le corps humain; je ne suis point un air délié et pénétrant répandu dans tous ces membres; je ne suis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre et m'imaginer, puisque j'ai supposé que tout cela n'était rien, et que, sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d'être certain que je suis quelque chose.
Mais peut-être est-il vrai que ces mêmes choses-là que je suppose n'être point, parce qu'elles me sont inconnues, ne sont point en effet différentes de moi, que je connais. Je n'en sais rien; je ne dispute pas maintenant de cela; je ne puis donner mon jugement que des choses qui me sont connues; je connais que j'existe, et je cherche quel je suis, moi que je connais être. Or il est très certain que la connaissance de mon être, ainsi précisément pris, ne dépend point des choses dont l'existence ne m'est pas encore connue; par conséquent elle ne dépend d'aucunes de celles que je puis feindre par mon imagination. En même ces termes de feindre et d'imaginer m'avertissent de mon erreur; car je feindrais en effet si je m'imaginais être quelque chose, puisque imaginer n'est rien autre chose que contempler la figure ou l'image d'une chose corporelle; or, je sais déjà certainement que je suis, et que tout ensemble il se peut faire que toutes ces images, et généralement toutes les choses se rapportant à la nature du corps, ne soient que des songes ou des chimères. Ensuite de quoi je vois clairement que j'ai aussi peu de raison en disant: "J'exciterai mon imagination pour connaître plus distinctement quel je suis", que si je disais: "Je suis maintenant éveillé, et j'aperçois quelque chose de réel et de véritable; mais, parce que je ne l'aperçois pas encore assez nettement, je m'endormirai tout exprès, afin que mes songes me représentent cela même avec plus de vérité et d'évidence". Et, partant, je connais manifestement que rien de tout ce que je puis comprendre par le moyen de l'imagination n'appartient à cette connaissance que j'ai de moi-même, et qu'il est besoin de rappeler et détourner son esprit de cette façon de concevoir, afin qu'il puisse lui-même connaître bien distinctement sa nature.
Mais qu'est-ce donc que je suis? une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense? c'est une chose qui doute, qui entend, "qui conçoit", qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Certes, ce n'est pas peu si toutes ces choses appartiennent à ma nature. Mais pourquoi n'y appartiendraient-elles pas? Ne suis-je pas celui-là même qui maintenant doute presque de tout, qui néanmoins entend et conçoit certaines choses, qui affirme celles-là seules être véritables, qui nie toutes les autres, qui veut et désire d'en connaître davantage, qui ne veut pas être trompé, qui imagine beaucoup de choses, même quelquefois en dépit que j'en aie, et qui en sent aussi beaucoup, comme par l'entremise des organes du corps? Y a-t-il rien de tout cela qui ne soit aussi véritable qu'il est certain que je suis et que j'existe, quand même je dormirais toujours, et que celui qui m'a donné l'être se servirait de toute son industrie pour m'abuser? Y a-t-il aussi aucun de ces attributs qui puisse être distingué de ma pensée, ou qu'on puisse dire être séparé de moi-même? Car il est de soi si évident que c'est moi qui doute, qui entends et qui désire, qu'il n'est pas ici besoin de rien ajouter pour l'expliquer. Et j'ai aussi certainement la puissance d'imaginer; car, encore qu'il puisse arriver (comme j'ai supposé auparavant) que les choses que j'imagine ne soient pas vraies, néanmoins cette puissance d'imaginer ne laisse pas d'être réellement en moi,

et fait partie de ma pensée.
 Enfin, je suis le même qui sens, c'est-à-dire qui aperçoit certaines choses comme par les organes des sens, puisqu'en effet je vois de la lumière, j'entends du bruit, je sens de la chaleur. Mais l'on me dira que ces apparences-là sont fausses, et que je dors. Qu'il soit ainsi; toutefois, à tout le moins, il est très certain qu'il me semble que je vois de la lumière, que j'entends du bruit, et que je sens de la chaleur; cela ne peut être faux: et c'est proprement ce qui en moi s'appelle sentir; et cela précisément n'est rien autre chose que penser. D'où je commence à connaître quel je suis avec un peu plus de clarté et de distinction que ce-devant.
Mais néanmoins il me semble encore et je ne puis m'empêcher de croire que les choses corporelles dont les images se forment par la pensée, qui tombent sous les sens, et que les sens même examinent, ne soient beaucoup plus distinctement connues que cette je ne sais quelle partie de moi-même qui ne tombe point sous l'imagination, quoique en effet cela soit bien étrange de dire que je connaisse et comprenne plus distinctement des choses dont l'existence me paraît douteuse, qui me sont inconnues et qui ne m'appartiennent point, que celles de la vérité desquelles je suis persuadé, qui me sont connues et qui appartiennent à ma propre nature, en un mot que moi-même. Mais je vois bien ce que c'est: mon esprit est un vagabond qui se plaît à m'égarer, et qui ne saurait encore souffrir qu'on le retienne dans les justes bornes de la vérité. Lâchons-lui donc encore une fois la bride, et, lui donnant toute sorte de liberté, permettons-lui de considérer les objets qui lui paraissent au dehors, afin que, venant ci-après à la retirer doucement et à propos, et à l'arrêter sur la considération de son être et des choses qu'il trouve en lui, il se laisse après cela plus facilement régler et conduire.
Considérons donc maintenant les choses que l'on estime vulgairement être les plus faciles de toutes à connaître, et que l'on croit aussi être le plus distinctement connues, c'est à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons: non pas à la vérité les corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire un peu plus confuses; mais considérons-en un en particulier. Prenons par exemple ce morceau de cire; il vient tout fraîchement d'être tiré de la ruche, il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, il est maniable; et si vous frappez dessus, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci. Mais voici que pendant que je parle on l'approche du feu; ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa couleur change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on manier; et quoique l'on frappe dessus, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle encore après ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure: personne n'en doute, personne ne juge autrement. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, sous l'odorat, sous la vue, sous l'attouchement et sous l'ouïe, se trouvent changées, et que cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que cette cire n'était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sensible sous ces formes, et qui maintenant se fait sentir sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine lorsque je le conçois en cette sorte? Considérons-le attentivement, et retranchant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or, qu'est-ce que cela, flexible et muable? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements; et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer. Qu'est-ce maintenant que cette extension? N'est-elle pas aussi inconnue? car elle devient plus grande quand la cire se fond, plus grande quand elle bout, et plus grande encore quand la chaleur augmente; et je ne concevrais pas

clairement et selon la vérité ce que c'est que de la cire, si je ne pensais que même ce morceau que nous considérons est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc demeurer d'accord que je ne saurais pas même comprendre par l'imagination ce que c'est que ce morceau de cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le comprenne. Je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Mais quel est ce morceau de cire qui ne peut être compris que par l'entendement ou par l'esprit? Certes, c'est le même que je vois, que je touche, que j'imagine, et enfin c'est le même que j'ai toujours cru que c'était au commencement. Or, ce qui est ici grandement à remarquer, c'est que sa perception n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant; mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.
Cependant je ne me saurais trop étonner quand je considère combien mon esprit a de faiblesse et de pente qui le porte insensiblement dans l'erreur. Car encore que sans parler je considère tout cela en moi-même, les paroles toutefois m'arrêtent, et je suis presque déçu par les termes du langage ordinaire; car nous disons que nous voyons la même cire, si elle est présente, et non pas que nous jugeons que c'est la même, de ce qu'elle a même couleur et même figure: d'où je voudrais presque conclure que l'on connaît la cire par la vision des yeux, et non par la seule inspection de l'esprit, si par hasard je ne regardais d'une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, à la vue desquels je ne manque pas de dire que je vois des hommes, tout de même que je dis que je vois de la cire; et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux qui pourraient couvrir des machines artificielles qui ne se remueraient que par ressorts? Mais je juge que ce sont des hommes, et ainsi je comprends par la seule puissance de juger, qui réside en mon esprit, ce que je croyais de mes yeux.
Un homme qui tâche d'élever sa connaissance au-delà du commun doit avoir honte de tirer des occasions de douter des formes de parler que le vulgaire a inventées; j'aime mieux passer outre, et considérer si je concevais avec plus d'évidence et de perfection ce que c'était que de la cire lorsque je l'ai d'abord aperçue, et que j'ai cru la connaître par le moyen des sens extérieurs, ou à tout le moins par le sens commun, ainsi qu'ils appellent, c'est-à-dire par la faculté imaginative, que je ne la conçois à présent, après avoir plus soigneusement examiné ce qu'elle est, et de quelle façon elle peut être connue. Certes il serait ridicule de mettre cela en doute, car qu'y avait-il dans cette première perception qui fût distinct? Qu'y avait-il qui ne semblât pouvoir tomber en même sorte dans le sens du moindre des animaux? Mais quand je distingue la cire d'avec ses formes extérieures, et que, tout de même qui si je lui avais ôté ses vêtements, je la considère toute nue, il est certain que, bien qu'il se puisse encore rencontrer quelque erreur dans mon jugement, je ne la puis néanmoins concevoir de cette sorte sans un esprit humain.
Mais enfin que dirai-je de cet esprit, c'est-à-dire de moi-même? car jusques ici je n'admets en moi rien autre chose que l'esprit. Quoi donc! moi qui semble concevoir avec tant de netteté et de distinction ce morceau de cire, ne me connais-je pas moi-même, non seulement avec bien plus de vérité et de certitude, mais encore avec beaucoup plus de distinction et de netteté? car si je juge que la cire est ou existe de ce que je la vois, certes il suit bien plus évidemment que je suis ou que j'existe moi-même de ce que je la vois: car il se peut faire que ce que je vois ne soit pas en effet de la cire, il peut se faire aussi que je n'aie pas même des yeux pour voir aucune chose; mais il ne peut se faire que lorsque je la vois, ou, ce que je ne distingue point, lorsque je pense voir, que moi qui pense ne sois quelque chose. De même, si je juge que la cire existe de ce que je la touche, il s'ensuivra encore la même chose, à savoir que je suis; et si je le juge de ce que mon imagination ou quelque autre cause que ce soit me le persuade, je conclurai toujours la même chose. Et ce que j'ai remarqué ici de la cire se peut appliquer à toutes les autres choses qui me sont extérieures et qui se rencontrent hors de moi. Et, de plus, si la notion ou perception de la cire m'a semblé plus 

nette et plus distincte après que non seulement la vue ou le toucher, mais encore beaucoup d'autres causes, me l'ont rendue plus manifeste, avec combien plus d'évidence, de distinction et de netteté faut-il avouer que je me connais à présent moi-même, puisque toutes les raisons qui servent à connaître et concevoir la nature de la cire, ou de quelque autre corps que ce soit, prouvent beaucoup mieux la nature de mon esprit; et il se rencontre encore tant d'autres choses en l'esprit même qui peuvent contribuer à l'éclaircissement de sa nature, que celles qui dépendent du corps, comme celles-ci, ne méritent quasi pas d'être mises en compte.
Mais enfin me voici insensiblement revenu où je voulais; car, puisque c'est une chose qui m'est à présent manifeste que les corps mêmes ne sont pas proprement connus par les sens ou par la faculté d'imaginer, mais par le seul entendement, et qu'ils ne sont pas connus de ce qu'ils sont vus ou touchés, mais seulement de ce qu'ils sont entendus, ou bien compris par la pensée, je vois clairement qu'il n'y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit. Mais parce qu'il est malaisé de se défaire si promptement d'une opinion à laquelle on s'est accoutumé de longue main, il sera bon que je m'arrête un peu en cet endroit, afin que par la longueur de ma méditation j'imprime plus profondément en ma mémoire cette nouvelle connaissance.
Je crois que tout le monde tombe d'accord que nous n'apercevons point les objets qui sont hors de nous par eux-mêmes. Nous voyons le soleil, les étoiles et une infinité d'objets hors de nous; et il n'est pas vraisemblable que l'âme sorte du corps et qu'elle aille, pour ainsi dire, se promener dans les cieux pour y contempler tous ces objets. Elle ne les voit donc point par eux-mêmes; et l'objet immédiat de notre esprit, lorsqu'il voit le soleil, par exemple, n'est pas le soleil, mais quelque chose qui est intimement unie à notre âme, et c'est ce que j'appelle " idée ". Ainsi par ce mot " idée ", je n'entends ici autre chose que ce qui est l'objet immédiat, ou le plus proche de l'esprit quand il aperçoit quelque objet, c'est-à-dire ce qui touche et modifie l'esprit de la perception qu'il a d'un objet.
IL faut bien remarquer qu'afin que l'esprit aperçoive quelque objet, il est absolument nécessaire que l'idée de cet objet lui soit actuellement présente, il n'est pas possible d'en douter; mais il n'est pas nécessaire qu'il y ait au-dehors quelque chose de semblable à cette idée, car il arrive très souvent que l'on aperçoit des choses qui ne sont point, et qui même n'ont jamais été. Ainsi l'on a souvent dans l'esprit des idées réelles de choses qui ne furent jamais. Lorsqu'un homme, par exemple, imagine une montagne d'or, il est absolument nécessaire que l'idée de cette montagne soit réellement présente à son esprit. Lorsqu'un fou ou un homme qui a la fièvre chaude ou qui dort, voit devant ses yeux quelque animal, il est constant que l'idée de cet animal existe véritablement; mais cette montagne d'or et cet animal ne furent jamais.
N. MALEBRANCHE, De la Recherche de la vérité, livre III, chapitre 1, Paris, Éd. Vrin, 1962-1970, tome 1, p. 234

SOCRATE. -Quelle réponse est la plus correcte ? Dire que les yeux sont ce par quoi nous voyons, ou ce au moyen de quoi nous voyons; et les oreilles ce par quoi nous entendons, ou ce au moyen de quoi nous entendons ?
THÉÉTÈTE. - Ce au moyen de quoi nous percevons chaque sensation, penserai-je Socrate, plutôt que ce par quoi.
S. - Il serait, en effet, vraiment étrange, mon jeune ami, qu'une pluralité de sensations fussent assises en nous comme dans des chevaux de bois et qu'il n'y eût point une forme unique, âme ou ce que tu voudras, où toutes ensemble convergent, et par laquelle, usant d'elles comme d'instruments, nous percevons tous les sensibles.
Th.-Cette explication me parait plus vraie que l'autre (...).
S. -Accorderas-tu de bon gré que ce que tu perçois par le canal d'une faculté t'est imperceptible par le canal d'une autre? Que la perception qui te vient par l'ouïe ne peut te venir par la vue, que celle qui te vient par la vue ne peut te venir par le canal de l'ouïe ?
Th.-Comment pourrais-je m'y refuser?
S. -Si donc ta pensée conçoit quelque chose qui appartienne aux deux perceptions à la fois, ce n'est ni par le canal du premier de ces organes ni par le canal du second, que t'en pourrait venir la perception commune.
Th. Certainement.-Certainement non.
S. - Ainsi, relativement au son et à la couleur, ce premier caractère commun est-il saisi par la pensée que tous les deux sont.
Th. Certainement. - Oui, certes.
S. -Et donc aussi que chacun d'eux est différent de l'autre, mais identique à soi-même.
Th. Certainement. - Bien sûr.
S.-Qu'ensemble ils sont deux et que chacun est un ?
Th. Certainement. - Oui encore.
S. -Et leur dissemblance ou ressemblance mutuelle, es-tu capable d'en faire l'examen?
Th. Certainement. - Sans doute.
S. -Tout cela donc, par quel canal, à leur sujet, t'en vient la pensée? Ni par le canal de l'ouïe, en effet, ni par celui de la vue ne peut être saisi ce qu'ils ont de commun (...). Mais par quel instrument s'exerce la faculté qui te révélera ce qui est commun à ces sensibles, comme à tout le reste, et que tu désignes par «est» ou «n'est pas» et par tous autres termes énumérés à leur sujet, dans nos dernières questions ? A tous ces communs quels organes affecteras-tu, dont puisse se servir, comme instrument pour percevoir chacun d'eux, ce qui, en nous, perçoit ?

Th. Certainement. -Tu veux parler de l'être et du non-être, de la ressemblance et de la dissemblance, de l'identité et de la différence, de l'unité enfin et de tout nombre concevable à leur sujet. Evidemment la question vise aussi le pair, l'impair et autres déterminations qui s'ensuivent, et pour cela, tu demandes au moyen de quel organe corporel nous en avons, par l'âme, la perception ?
S. - Tu suis merveilleusement, Théétète: c'est tout à fait cela que je demande.
Th. Certainement. - Mais, par Zeus, Socrate, je ne saurais trouver de réponse, sinon qu'à mon avis, la première chose à dire est que les communs n'ont point, comme les sensibles, d'organe propre. C'est l'âme qui, elle-même et par elle-même, m'apparaît faire, en tous ces objets, cet examen des communs.
Platon, Théétète,, 184b-185e

Psycholologie de la perception +textes choisies Dr Samir zoghbi

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